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Maroc: état schizophrène
A
21 novembre 2003 03:30
ces Marocains qui se débrouillent
Ecrit par Maria Daïf et Chadwane Bensalmia | 19.11.2003



Ils sont des dizaines, voire des centaines de milliers à avoir créé leur propre emploi, à en inventer à l’occasion. Ils ne demandent rien à personne, sinon qu′on les laisse "bricoler" tranquilles.
Maria Daïf et Chadwane Bensalmia sont allées à leur rencontre.

Il est important de le préciser, aller à la rencontre de cette partie de la population a été un moment de plaisir. Celui que peut apporter la découverte de l’autre. Le plaisir de l’écouter. Aller vers ces gens nous a permis de voler des tranches de vie, de les coller, les aligner les unes à côté des autres pour, enfin, obtenir une image globale de cette majorité ignorée. Mais il est tout aussi important de le dire, rencontrer cette partie de la population a été surtout une bonne gifle. De celles qui rappellent à l’ordre et qui font reprendre conscience de réalités que l’on s’efforce tous de ne pas voir ou d’oublier - une de nos fâcheuses habitudes. Disons-le clairement, personne n’aime la misère. Dure à avaler, elle nous rappelle trop nos propres privilèges.
Les hommes et les femmes que nous avons rencontrés ont cela de particulier, ils ont tous décidé un jour de ne pas baisser les bras face à la précarité et à la marginalisation. Bref, de s’en sortir. On ne leur a pas donné de travail ? Ils en ont créé eux-mêmes et tous ont appris par la force des choses à "se débrouiller autrement", comme ils disent. À la mendicité, ils ont préféré les petits boulots de l’informel. Certains ont choisi une place, dans une rue ou dans un marché, et ont installé leurs marchandises sur des bouts de journal, des cartons ou des nappes en plastique. Bloquer le passage ? Ils s’en moquent. La concurrence ? "Il y a de la place pour tout le monde", répondent-ils en chœur. D’autres, transportant leur marchandise, vont vers les clients, de quartier en quartier, voire de ville en ville. Et chacun dans sa "spécialité", ils arrivent à survivre. Parfois, même, à bien vivre. Vendeurs ambulants, porteurs, loueurs de cartes téléphoniques, facilitateurs de tâches administratives, vendeuses de gants en crin, ils ont, depuis longtemps, investi l’espace public et forcé l’économie marocaine à les reconnaître. Mais ont-ils décidé de travailler dans l’informel comme on décide d’être médecin ou avocat ? Certainement pas. On ne choisit pas d’être poissonnier ambulant, de parcourir des kilomètres à pied pour gagner en fin de journée 30 ou 50 DH. Par contre, tous ont choisi de ne pas vivre aux dépens des autres, de prendre en charge les leurs, d’envoyer leurs enfants à l’école… mais surtout de ne jamais tendre la main. Ne serait-ce que pour cela, ils forcent le respect.

Qui sont-ils ?
Parmi ces grands débrouillards, il y a de tout. Des hommes, des femmes et des enfants. Des oubliés de l’enseignement, des ruraux chassés par la sécheresse, des diplômés qui n’ont pas trouvé leur place dans le marché du travail, des femmes répudiées avec des bouches à nourrir, des vieillards, qui au bout d’une vie de labeur ,n’ont pas pu se payer une retraite décente et des petits jeunes, qui, cédant à l’attrait de l’argent rapide, ont choisi de sacrifier le rêve parental des vingt ans d’études.
À aucun moment durant nos bavardages avec eux, leurs discours n’ont été empreints de misérabilisme : ils ne demandent rien à personne, n’en veulent ni à la société, ni au système et assument complètement leur statut. Pour preuve, leurs témoignages ponctués de "l′hamdou lillah". Ne voyez là aucun fatalisme, parce qu’il n’y en a pas : "Si je vous raconte mes galères financières, ce n’est pas pour susciter votre pitié", dit Brahim, laveur de voitures à Aïn Diab, à Casablanca. Et pourtant, leur vie est loin d’être un long fleuve tranquille. Des problèmes, ils en ont de toutes sortes, allant du loyer à payer à la scolarité des enfants, en passant par la nourriture de plus en plus coûteuse, sans parler des ennuis de santé. Pas facile de faire face à tout cela, quand on sait que le SMIG est tout ce qu’ils arrivent à assurer, en travaillant 7 jours sur 7, du matin au soir. Et encore, leurs activités restent parfaitement aléatoires.
Ces difficultés, certains y échappent. Ceux-là, ce sont les pros de la débrouille. Ils sont jeunes, imaginatifs et surtout, ont le sens des affaires. Saïd est facilitateur de démarches administratives. Des comme lui, on en retrouve devant les consulats, les tribunaux et les services administratifs aux procédures complexes : "J’ai trouvé le moyen de rentabiliser ma licence en droit et je me fais dans les 3000 DH par mois sans avoir à jouer au coursier ou à la secrétaire pour un avocat". Tareq, lui, vend des imitations de grandes marques de montres et de lunettes. Avec sa tchatche et son bagout, il serait capable de vendre n′importe quoi à n′importe qui. Et de raconter avec bonheur comment il est parvenu à troquer des faux Ray Ban (qui ne valent même pas 30 DH) contre 50 DH plus les lunettes que sa cliente portait : "Je peux me faire jusqu’à 1000 DH par jour et je suis mon propre patron", lâche-t-il dans un éclat de rire. Qui dit mieux ?

Des hors-la-loi
Ils le sont tous. Normal, ils n’ont pas de local, ne répondent à aucune loi sur le travail, ne payent pas d’impôts, n’attendent l’autorisation de personne pour vendre ou pour acheter. Et c’est justement là que réside l’essentiel de leurs soucis quotidiens. S’ils s’accommodent de l’aléatoire, ils subissent l’arbitraire du système qui les interdit, les tolère ou les persécute, selon son gré. Partout, ils ont tous le même regard : celui d’une bête aux aguets. A juste titre. Abderrazak, vendeur de pain, s’est fait confisquer sa charrette à trois reprises : "J’en suis à ma quatrième. Si seulement je pouvais la récupérer à chaque fois en payant une amende… Mais non, ils ne veulent rien entendre et je n’ai pas intérêt à insister sous peine d’être embarqué avec". Brahim, le laveur de voitures, a déjà passé 48 heures au cachot. Et pour cause : il a été attrapé en flagrant délit de lavage de voiture ! Les ferrachas (ceux qui exposent leur marchandises sur des draps à même le sol) ne sont pas mieux lotis que les autres. Ils passent leur temps à jouer au chat et à la souris avec les flics du coin qui les connaissent tous, un par un. Du coup, ils changent souvent de place, de rue ou de quartier. Ce n’est pas qu’ils appréhendent quelques nuits en prison. Leur première crainte est plutôt de se voir délester de leur gagne-pain. Dans le meilleur des cas, ils "négocient" pour que les forces de l’ordre ferment les yeux : "Le discours officiel est très clair sur la question, l’informel étant interdit. Mais sur le terrain, cela se passe autrement et la permissivité est garantie par des possibilités de prélèvements", commente l′économiste Azzeddine Akesbi. En plus clair, cela s’appelle de la corruption. "Même si l’informel est une perte pour l’économie marocaine, l’État ne peut que le tolérer. C’est le seul moyen qu’il a trouvé pour réguler la société et pallier à l’étroitesse du marché de l’emploi", poursuit Akesbi. Qu’en pensent les principaux concernés ? Pas grand chose, sinon cette expression, qui se passe de commentaire : "khalliwna nmouviw aâla rasna" (laissez-nous nous démerder).

Vendeur de cigarettes au détail :
Si Omar, 73 ans
Je travaille dans ce quartier depuis 35 ans. J’ai d’abord travaillé dans un café, au coin de la rue Moussa Bnou Noussaïr. Les gens croyaient que j’en étais le propriétaire. Les cigarettes au détail, c’est mon gagne-pain depuis dix ans déjà. Ça fait dix ans que je suis là, tous les jours, de 8h du matin, jusqu’à 18 heures. Je me suis fait des amis, même chez les flics. Ils me connaissent bien, ont pitié de moi. Du coup, ils me laissent tranquille. Quand je finis ma journée, je rentre à pied chez moi, à derb Ghallef, malgré ma jambe malade. J’ai demandé à avoir une carte de handicapé, pour pouvoir prendre un moyen de transport gratuitement. Vous savez ce qu’on m’a dit ? Qu’elle était uniquement octroyée au moins de soixante ans. Sur les paquets de Marlboro que j’achète au prix normal, je gagne 10 DH, sur les Marquise, 5. Mais, je vends beaucoup plus de Marquise. Je gagne 50 à 70 DH jour. J’ai aussi une retraite de 600 DH. Des enfants ? Oui, j’en ai. Six avec ma première femme et six avec la deuxième.

Laveur de voitures
Brahim, 36 ans
Qu’est-ce que vous voulez ? Que les flics viennent nous chasser d’ici ? On a déjà suffisamment de problèmes avec eux. Plusieurs d’entre nous se sont retrouvés en taule plus de 24 heures. Laissez-nous tranquilles… Vous ne pouvez pas imaginer la galère des gens qui travaillent ici, qui vivent de ce oued. On est plus de trente ici. Certains depuis plus de six ans (il est au bord des larmes, baisse les yeux. Il craque et pleure)… J’ai travaillé au parc animalier de Aïn Diab pendant 14 ans. Avec 1300 DH, je m’en sortais. Le parc a fermé, et je me suis retrouvé à la rue. J’ai rejoint les laveurs de voiture il y a trois ans. Le propriétaire de la pièce où j’habite veut nous mettre à la rue. Tous les jours, je me maudis d’avoir eu des enfants, parce que je suis incapable de leur offrir une vie décente. Je gagne entre 50 à 70 DH jour. L’hiver, on ne travaille pas. Je suis alors obligé d’envoyer mes enfants chez leurs grands-parents. Ici, on apprend beaucoup sur les gens. Les riches arrivent avec leurs grosses Mercedes et négocient le prix du lavage de la voiture plus que les fauchés qui viennent au volant d’une 4L pourrie. Ceux-là connaissent notre misère, pas les premiers.

Vendeur de VCD
Hamid, 34 ans
Non, je n’ai pas à me plaindre. Les VCD, ça marche bien à derb Ghallef. C’est vrai qu’il y en de plus en plus comme moi ici, mais ce n’est pas une raison pour que je baisse mes prix. Je vends les VCD à 20 DH, pas un dirham de moins. C’est moi-même qui les grave. J’ai un ordinateur à la maison et un graveur. Je gagne jusqu′à 1000 DH par jour. Je garde une moitié pour moi et j’achète mes outils de travail avec le reste : CD vierges, VHS. Comment je me procure les films ? Comme tout le monde. Sur internet, à partir de VHS, de la télévision ou en les achetant à des débrouillards comme moi qui font entrer en cachette des petites caméras dans des salles de cinéma ou des théâtres. Ce qui se vend le plus, c’est les films d’action américains, des films berbères mais aussi des pièces de théâtres marocaines. Les flics ? Que Dieu m’en préserve. Jusque-là, je n’ai jamais eu de problèmes avec eux, même s’il y a des rafles de temps en temps. Si je suis chopé, je risque une grosse amende voire six ans de prison pour piratage. Allah Yster !

Loueur de cartes téléphoniques
Abdelaziz, 45 ans
J′ai eu une vie meilleure, quand j’étais en Arabie saoudite, pour un contrat de travail. Pendant plusieurs années, j’ai été chauffeur puis comptable. À la fin de mon contrat, j’étais obligé de rentrer au pays. Je me suis d’abord débrouillé un petit boulot, puis me suis retrouvé à la rue. J’ai alors rejoint mon petit frère. Regardez, il est là, il vend des lunettes, des montres, des ceintures, tous les jours devant la gare. Oui, je suis marié, et j’ai des enfants. Je les ai laissés chez ma belle-famille à la campagne, parce que je n’ai pas de quoi les faire vivre. Moi, j’habite encore chez mes parents. L’argent que je gagne me sert à acheter des cigarettes, à me payer un café et à aider mes parents. Cela fait trois ans que mon gagne-pain, c’est cette cabine téléphonique en face de Casa-Port. Je suis là de jour comme de nuit. Parfois je donne un coup de main à mon frère. Tiens, tu ne veux pas acheter cette boucle d’oreille, elle est en or massif, ton prix sera le tien. Ton magazine est en vente tous les samedis ? Tu te moques de moi ? Je te dis que je gagne 30 DH par jour !

Ferrach*
Abdellah, 36 ans
Beaucoup de gens pensent que des vendeurs à l’étalage* comme moi sont analphabètes et viennent de la campagne. Ce n’est pourtant pas le cas pour tout le monde. Moi, j’ai fait des études et j’ai été à la fac pendant deux ans. Deux années en physique-chimie, qui ne m’ont pas servi à grand chose. J’ai d’abord travaillé dans une société pharmaceutique, comme représentant commercial. Ensuite, licencié, c’est là où j’ai eu cette idée d’acheter des articles en gros à derb Omar et de les revendre à la pièce. Ça a été dur quand Benhima était wali de Casablanca. Il y avait beaucoup plus d’estafettes et de rafles qu’avant. Vous ne le savez peut-être pas, mais Hassan II avait dit aux flics de laisser les ferracha travailler tranquillement. Je gagne jusqu’à 70 DH jour. Non, je ne paye pas de loyer, ma femme a acheté un appartement avec son propre argent. Elle est institutrice. L’argent que je gagne, c’est juste pour aider et pour ne pas rester à me tourner les pouces à la maison.

Artiste-peintre
Abdellatif, 23 ans
Je n’étais vraiment pas fait pour l’école. Dès l’âge de treize ans, je passais mon temps à dessiner en classe. J’ai fini par quitter l’école parce que je ne voulais faire que ça : peindre et dessiner. Et vu qu’à Essaouira, il n’y a pas d’école pour étudier les arts plastiques et que de toute façon, même s’il en existait une, mon père n’aurait pas eu les moyens de m’y envoyer, je me suis retrouvé au chômage. J’ai alors commencé à faire des dessins, des croquis et peintures et à les vendre aux touristes et aux bazars. Quand l’envie me prend, je prends mon sac et mes dessins et je prends le car pour Rabat ou Casablanca. Là, je m’installe dans un petit hôtel, et je trouve une place auprès d’autres ferrachas pour vendre mon travail. Ca ne me rapporte presque rien, mais ça m’est égal. Je fais ce que j’ai envie de faire. Les flics ? Je n’en ai pas peur. S’ils me chassent d’ici, je trouverais une autre place ailleurs.

Vendeuse de gants de crin
Aïcha, 60 ans
Cela fait 20 ans que je fais ça. C’est en vendant ces gants que j’ai pu élever et envoyer à l’école ma fille qui a 21 ans aujourd’hui. J’ai commencé quand mon mari m’a mise à la porte, un bébé sur le dos. Je suis d’abord allée à Essaouira, chez mes parents. Quand j’ai vu que j’étais un poids de plus pour eux, j’ai décidé de me prendre en charge. Je suis revenue à Casablanca et j’ai loué une petite pièce à 300 DH. C’est là où je vis encore, avec ma fille et mes deux nièces qui sont aussi venues à Casablanca chercher du travail. Elles n’en trouvent pas, ma fille non plus. Tout ce que j’espère pour elles, c’est qu’elles trouvent de bons maris qui s’occuperont d’elles. Moi, je suis fatiguée. J’ai des rhumatismes, et j’ai de plus en plus de mal à bouger mes quatre membres. Mais bon, hamdullah malgré tout, je gagne 25 à 30 DH par jour en vendant des gants ou des chaussettes que j’achète à garage Allal. Les flics ? Ils sont là, ils nous épient. On fait attention, et dès qu’on les voit arriver vers nous, on ramasse tout, le temps qu’ils partent.

Vendeur d’imitations
Tareq, 26 ans
Pourquoi tu viens me voir moi ? Et les autres, ils ont répondu à tes questions ? Qu’est-ce qu’ils t’ont dit ? Non, je n’ai peur de personne, même pas des flics. Tout ce qu’ils peuvent faire, c’est me confisquer ma marchandise… Je fais ça depuis le lycée. J’achetais des articles en gros et je les vendais à mes copains de classe. Je n’ai même pas eu mon bac… Je m’étais habitué à gagner de l’argent, à le dépenser en sorties et en filles. Ce que je fais toujours ! On achète nos "pièces" au port. Ce sont des imitations de lunettes et de montres. Tu as de tout, l’Gucci, l’Guess, Ray Ban qui viennent d’Italie, de France, de Turquie. L’hrig ? J’y ai pensé quand j’avais 15 ans, plus maintenant. Je gagne bien ma vie et je me fais parfois jusqu’à 1000 DH par jour. Mieux qu’un fonctionnaire ! Bien-sûr que je voudrais aller à l’étranger, mais de la manière la plus légale, en achetant un contrat de travail par exemple. Je voudrais découvrir le monde, d’autres mentalités. Là-bas, je pourrais "n’mouvi âla rassi" (me démerder). Comme ici.

Cireur
Youssef, 28 ans
Je suis un pro de la chaussure ! Je ne sais pas faire autre chose. Je n′ai jamais essayé d′ailleurs. Pourquoi faire ? C′est partout pareil quand on n′a pas de diplôme. Bien sûr, j′aurais aimé avoir un métier, mais c′est trop tard maintenant. J′ai une responsabilité. Une femme et deux jeunes enfants à nourrir. Ils sont à Sidi Bennour. Moi, je suis là depuis 13 ans. Je suis arrivé à Casablanca quand mon père est mort. Il n′y avait rien à faire à la campagne. J′ai rêvé de beaucoup de choses avant de mettre les pieds en ville, j′avais 15 ans, mais la réalité nous rattrape toujours. Je me disais que que commencerais par être cireur, puis cordonnier et pourquoi pas, ouvrir un petit magasin de chaussures. La ville est pire que la jungle, c′est à peine si j′arrive à économiser de quoi nourrir les miens. Heureusement que je n′ai pas de loyer à payer car ma sœur m′héberge. Elle habite dans l′ancienne médina. Qu′est-ce que j′aurais pu faire sinon avec mes 20 ou 30 DH par jour ? Ce que j′attends de la vie maintenant ? Rien. J′ai commencé cireur, je finirai cireur. Il y a longtemps que j′ai perdu mes illusions.

Guerrab*
Jilali, 34 ans
Qu′on me laisse vivre ! L′année dernière, j′étais encore un commerçant, peut-être pas un grand, mais je gagnais de quoi nourrir ma femme et mes deux enfants, 800 à 1000 DH par mois. C′était avant ces satanés attentats. Je vendais des cassettes de Coran, de l′encens et autres petites choses. Je vivais halal. Après ce jour noir, les flics m′ont confisqué ma charrette avec toute la marchandise. J′en avais pour pas moins de 20 000 DH, tout mon capital que j′ai mis des années à constituer. Regardez à quoi j′en suis réduit aujourd′hui. Ma femme et mes enfants mendient, et moi ?! Vous croyez que porteur d′eau* est un métier ? C′est juste une manière plus digne de demander de l′aumône. D′ailleurs même ça, on me l′interdit. La première fois, ils m′ont dit que je finançais les terroristes. Aujourd′hui, ils me reprochent d′exploiter mon fils alors que sa place est à l′école. Ils s′imaginent peut-être que je suis heureux de devoir le traîner dans les rues nuit et jour. Comment lui payer l′école quand je n′arrive même pas à le nourrir ? 15 ou 20 DH, ça ne fait pas vivre une famille.

Homme à tout faire
Mustapha, 42 ans
Ce que je pense de ma vie ? Je l′aime. Hamdou lillah, je vis mieux que beaucoup. Voilà quatorze ans que je travaille dans ce quartier et je ne suis jamais rentré bredouille chez moi. J′arrive à payer ma nourriture et mes cigarettes, c′est déjà ça. Disons que je dépasse le SMIG. Je suis une sorte de Joker. Je suis plombier, peintre, menuisier, porteur, électricien et mécanicien aussi. Ici, tout le monde me connaît et je connais tout le monde. Je crois que si on me proposait un travail de bureau, je refuserais sans même y réfléchir. Si j′ai un métier ? Oui. Je suis mécanicien, mais j′en ai eu marre de faire la même chose tous les jours. Je suis arrivé par hasard ici, pour une bricole. J′ai aimé et j′y suis resté. C′est simple comme la vie. Je n′ai ni femme, ni enfants, ni loyer à payer. Bien sûr, il y a des jours où je rêve d′autre chose, mais me lamenter sur mon sort ne risque pas d′y changer grand chose. D′ailleurs, je ne suis pas si mal loti que cela. Je suis patron de moi-même, je décide de mes horaires et de mes congés. Vous croyez qu′un salarié peut rêver de cette liberté ?!

Vendeur de poisson
L′haj, 92 ans
J′ai 92 ans. J′habite l′ancienne médina et j′ai 9 enfants, 6 garçons et 3 filles. Ils sont tous adultes maintenant. Pourquoi je travaille encore ? Parce que je risque de mourir de faim sinon. Qu′est-ce que vous voulez que je vous dise ? Je survis en attendant que le bon Dieu me rappelle à lui. Je ne veux pas tendre la main à et demander l′aumône à qui que ce soit… même pas à mes enfants. C′est avec ce travail que je les ai tous fait vivre et grandir. Excusez-moi, je ne voulais pas pleurer, mais la vie est trop dure pour les gens de mon âge. Je ne suis pas habitué à ce que l′on s′intéresse à moi. Que Dieu vous bénisse, vous et les quelques bonnes gens qui m′achètent mon poisson. Vous voyez ces 2 seaux ! C′est tout ce que j′ai. Je vais au port chaque matin, j′achète ce que je peux et je viens vendre, ici. Des sardines généralement. Je n′ai plus la force de courir toutes les rues de la ville. Alors je me contente de ce quartier. Je gagne 20 ou 30 DH. Je n′en demande pas plus. Il ne me reste plus longtemps à vivre.

Facilitateur de démarches administratives
Saïd, 35 ans
Vous me donnez quel âge ? 35 ans. Je fais moins, n′est-ce pas ? C′est parce que je vois toujours le bon côté des choses. Je suis optimiste. Avec un stylo à la main, de l′honnêteté et de la débrouillardise, je me fais entre 100 et 150 DH par jour. Et ça, je le dois aux candidats à l′immigration. Je leur remplis les formulaires, leur explique les démarches, leur donne de l′information. L′information, ça a un prix, n′est-ce pas ?! Nous sommes une dizaine à vivre de cela, chacun a son histoire avec la vie. Tenez ! Regardez le mec là-bas, il a une licence en droit. Il a vécu deux ans en Italie. Son diplôme ne lui a pas servi à grand chose, mais ses deux ans à apprendre la langue, ça oui. Il ne faut pas croire que c′est facile. Ici, tout se joue sur la confiance que tu peux inspirer aux gens. Et la police ne nous aide pas. On nous accuse d′escroquerie, de travailler dans l′illégalité ! Dieu sait qu′on a essayé de légaliser notre métier. Nous avons même tenté de monter une association, de mettre en place un règlement. On avait besoin de l′adhésion d′un interprète assermenté pour y arriver. Je vous laisse deviner ce que celui-ci a répondu !!!

Taleb mâachou*
Regragui, 35 à 40 ans
Je dois avoir 35 ans. Quarante moins deux, c′est ça trente cinq ?! Après tout, qu′est-ce que ça change que j′en ai 40 ou 20 ? Tout ce que je sais, c′est que ça fait 12 ans que je traîne ma charrette entre Ben Jdiya et derb Omar. Je n′ai pas les moyens de me payer une mule. D′ailleurs, si je le faisais, cela ralentirait mon rythme de travail. Je risque même de me retrouver au chômage !! Et puis, 12 ans à courir, je suis plus rapide que n′importe quelle mule. Je gagne en moyenne 70 DH par jour. Quand les choses vont bien, j′arrive à 150 DH. Ce n′est pas rien. Au bout de ces années de travail, j′ai pu m′acheter quelques moutons. Je fais de l′élevage, maintenant. J′ai une femme et six enfants… que des filles. Elles sont restées dans le village. Ce sont elles qui s′occupent de l′élevage. Je n′ai jamais eu de véritable travail au bled. Alors j′ai dû le quitter. Au départ, je transportais la marchandise sur mon dos. J′étais un simple porteur. Avec le temps, j′ai fait quelques économies et je me suis acheté cette charrette. C′est une promotion. Ce que je veux ? Qu′on parle un peu de nous, les hommes-mules* !

Moul l′Bali*
Si Mohamed, 68 ans
C′est pour une carte postale que vous me prenez en photo ? Vous, les touristes ? Vous trouvez ça joli, la misère. Journal ? Pourquoi, il n′y a pas plus rien à dire pour en être réduit à parler de moul l′bali ? Le monde va si mal que ça !! Hamdou lillah que je n′ai pas les moyens d′acheter un journal. De toute façon, je ne sais pas lire. Moi, je ne demande rien, que manger, dormir et mourir dignement. Vous serez surprise de savoir que j′y arrive . Je gagne ce que Dieu me donne. Des fois 10 DH et des fois 100 DH, ça dépend de ce que j′ai à vendre . L′essentiel, c′est que j′arrive à nourrir ma femme et mes 6 enfants. Ils sont à la campagne. Je vais les voir tous les 2 ou 3 mois. Il ne faut pas aimer l′argent, mais savoir en gagner autant qu′il faut pour ne pas vivre à la charge des autres. Mais j′avoue que c′est de plus en plus difficile. Il y a 10 ans, je gagnais beaucoup plus en vendant des vieilles choses*, mais les temps changent. C′est à croire que les gens aiment collectionner ces objets. Vous direz s′il vous plaît, que mon métier est en voie de disparition.

Vendeur de pain
Abderrazak, 23 ans
J′ai quitté l′école quand j′étais au CM2, à cause d′une histoire de bicyclette. Je n′ai jamais vraiment été un bon élève, alors chaque année ma mère me promettait un vélo si je réussissais. Elle n′a jamais tenu parole, alors j′ai quitté l′école. J′ai passé mes premières années dans la rue, à jouer. J′étais un peu gâté. Fils unique, je n′ai jamais connu mon père. Je ne sais pas qui il est. D′ailleurs, je m′en fous. Je ne connais que ma mère et si je travaille aujourd′hui, c′est pour elle. Elle a passé toute sa jeunesse derrière la serpillière. A quinze ans, j′ai compris qu′il était temps qu′elle se repose un peu. Alors j′ai travaillé comme vendeur dans un magasin, puis comme ferrach. J′ai vendu de tout, vêtements, gadgets, pochettes de téléphones portables… Le commerce, c′est très bien, mais la concurrence est rude. Il faut changer en permanence, diversifier. Je me suis mis au pain, il y a un an. J′achète à un four de Bab Marrakech, à 35 centimes pièce. Je revends à 50 centimes. Je me fais entre 50 et 90 DH selon les jours. J′arrive à m′en sortir mais je sais que dans pas longtemps, je vais devoir trouver autre chose. L′école ? C′est un rêve. Les rêves, ça ne se réalise pas, dans les films peut-être… en tous cas pas pour des gens comme moi.

État : Une schizophrénie de plus
Face à l’informel, l’État est indubitablement dans une impasse. L’autoriser ou l’interdire ? Pour l’instant, l’attitude de l′État, de manière générale, reste ambiguë. Cependant, quand nombreux sont ceux qui préconisent la création d’emplois dans le formel pour contrecarrer cette para-économie (économistes, chefs d’entreprise,…), d’autres, plus pragmatiques, estiment qu’il suffit de lever le qualificatif d’illégal, qui pénalise tous ceux que fait vivre le système D. Pour Mohamed Salahdine, économiste et sociologue, auteur de "Les petits métiers clandestins" (Eddif, 1988) : "L’alternance des comportements entretient la confusion et la tension entre les différents protagonistes. En revanche, l’État mène une politique de promotion du secteur "moderne" à base de formation, de soutien financier, d’exonération fiscale et de bienveillance. On est donc en droit de se demander pourquoi les autorités locales ne réservent pas un sort équivalent au secteur informel, alors qu’il est créateur d’emploi, générateur de revenus, et plus performant pour la production d’un certain nombre de biens et de services que le secteur moderne ?". Autrement dit, en maintenant son attitude schizophrène, l’État, non seulement ne crée pas suffisamment d’emplois, mais réprime ceux qui en créent. C’est ce qu’on appelle une impasse.
A
21 novembre 2003 03:31
Pardon, j'ai oublié de mettre le nom du journal: TEl QUEL
n
21 novembre 2003 04:21
chapeau pour ton article, je sais pas où tu l'as trouvé mais il reflète bien le maroc d'aujourd'hui.
21 novembre 2003 15:09
C long mais je partage ton avis !

Il y a du boulot !

i
22 novembre 2003 15:04
je te remercie de nous faire partager notre réalité
d
22 novembre 2003 20:33
Merci de nous avoir fait vivre un peu la realite de notre pays, c'est tres touchant, emouvant...
 
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