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Yasmine Kassari, loin des yeux près du coeur

Le premier long métrage de la réalisatrice marocaine Yasmine Kassari s’inspire d’un mythe pour construire le récit du quotidien de femmes dans l’attente du retour des hommes en exil.

Un premier long métrage qui frappe par sa maîtrise et la force du regard exprimé. Dans ce village du bout du sud où Yasmine Kassari pose sa caméra, des femmes attendent leurs hommes absents que la dureté économique a contraints à l’exil. La jeune réalisatrice choisit la fiction pour suivre leur quotidien et sait, par un parti pris réaliste qui ne se dément jamais, incarner douleurs et espérances. L’enfant « endormi » pour un temps ou pour toujours dans le sein de sa mère fait métaphore d’existences corsetées qui ne se résignent pas. Le sortilège fait ventre à cette chronique ancrée dans l’attachement à la terre et à ceux qui la peuplent. Rencontre au passage.

D’où vous est venue l’idée de réaliser un film à partir de ce mythe du foetus « endormi » dans le ventre de sa mère ?

Yasmine Kassari. Cela ne m’est pas arrivé d’une seule pièce. C’est sans doute lié à quelque chose qui ressortit à ma culture. Il faudrait être aveugle pour ne pas voir ce problème de l’immigration qui se traduit par le fait qu’aujourd’hui, un tiers de l’humanité converge vers les pays riches. Il en découle des arrachements aux gens et aux lieux qui me sont très proches. J’avais réalisé un documentaire sur des travailleurs marocains clandestins exilés au sud de l’Espagne. Ces hommes se définissent par leurs terres perdues et par ceux qu’ils aiment. Ces séparations m’inquiètent. Tandis que des couples ne se voient plus pendant des années, l’engagement amoureux perdure. Il y a là un statu quo qui n’est jamais questionné, comme si les femmes, restées au village, étaient les garantes d’une continuité. Cela définit les rapports entre hommes et femmes dans ces contrées.

Pourquoi avoir, cette fois, choisi la fiction ?

Yasmine Kassari. La fiction me permet de me positionner, d’affirmer un point de vue, de prendre mes responsabilités. Dans le cadre du documentaire, il faut être extrêmement attentif aux autres. Pour peu que l’on soit sensible au sujet que l’on traite, c’est aussi difficile qu’un reportage de guerre. Les hommes que j’avais filmés se sont exprimés de la manière qui leur convenait. Ils se sont mis en scène. Ils choisissaient même les lieux de tournage parce que, souvent, les endroits où ils vivent leur semblaient trop sordides. Le regard des autres les réduit la plupart du temps à une force de travail. Ils sont pauvres, illettrés, prisonniers de processus d’humiliation proprement « indicibles ». Leurs femmes les devinent parce qu’elles ont avec eux des rapports d’amour. Je ne peux nier une certaine mélancolie de l’écriture, mais j’en apprécie les possibilités de distanciation.

D’où vient ce mythe de l’enfant « endormi » ?

Yasmine Kassari. Il s’agit d’une croyance qui remonte à la plus haute Antiquité. Ce mythe préislamique a même atteint l’Europe au Moyen Âge. Il s’agit d’une croyance accompagnée de pratiques. Dans la tribu où le film a été tourné, comme dans d’autres où les femmes ont trop d’enfants, il fonctionne comme un moyen contraceptif. Lorsque les écoles islamiques se sont penchées sur le Code de la famille, notamment pour ce qui concerne l’héritage, les législateurs ont décidé de conserver le mythe. L’islam n’autorisant pas l’adoption, il fallait laisser aux femmes une marge sur la durée des grossesses pour éviter la bâtardise. Au Maroc, malgré les connaissances de la biologie qui se sont répandues depuis 1957, l’islam autorise encore des gestations de douze mois. Le mythe perdure dans les campagnes reculées.

Votre parti pris très réaliste ne cherche pas à donner foi au sortilège...

Yasmine Kassari. En dehors de ce qui procède de l’inconscient, le scénario du film est très écrit. Il a toujours été très clair pour moi que la légende de l’Enfant endormi relevait de la métaphore. Les grandes croyances populaires me fascinent, des dieux grecs au Saint-Esprit. Je crois que l’être humain fonctionne par la métaphore qui révèle la façon de gérer le quotidien. Plus ce dernier est difficile, plus l’imaginaire se montre extravagant. Les gens créent des miracles et leur donnent force de loi. Le rapport à la sexualité est patent. Durant tout le film, on voit ces femmes qui attendent. Elles n’attendent pas d’argent de leurs hommes, mais leur présence physique, tout ce qui revêt des significations sexuelles et affectives.

Le réalisme permettrait alors de façonner le rapport au temps ?

Yasmine Kassari. Ce qui fait le cinéma, c’est le détail. Là, le détail réside dans la gestuelle, dans la lenteur qui est le premier paramètre de ce film. Ces femmes ont un rapport particulier à l’espace et au temps, une manière de le traverser qui n’appartient qu’à elles et les singularisent, loin des archétypes. Ce n’aurait pas été plus beau si je l’avais inventé, d’où le réalisme. Dans le contexte que j’évoque, les femmes et les hommes vivent deux époques différentes. Elles sont à l’arrêt. Eux traversent en accéléré des choses auxquelles elles n’ont aucun accès, dont elles n’ont même pas idée. Les images vidéo créent ainsi un hiatus. L’absence devient concrète. C’est claustrophobe. Pour un personnage comme celui de Halima, qui se révolte parce qu’elle est dans l’immédiateté, c’est d’autant plus douloureux que la règle sociale réside dans l’attente.

Diriez-vous que ces femmes ont du courage ?

Yasmine Kassari. Elles ne sont pas apathiques. Elles sont même actives dans leurs revendications concernant les hommes comme dans ce qui leur est propre. Elles mûrissent sur le long terme. Dans ce film, le poids du temps est indispensable, sa corrélation à l’espace également. L’un et l’autre dépassent l’esthétique. Après tout, le village filmé se situe dans le grand sud, près de la frontière algérienne, mais la ville la plus proche n’est qu’à quarante kilomètres.

Dominique Widemann
Source : L'Humanité

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