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« Le mal-être arabe » : entretien avec Karim Bourtel et Dominique Vidal

Le mal-être arabe, enfants de la colonisation, Karim Bourtel et Dominique Vidal, éditions Agone, 2005

Entretien avec Karim Bourtel et Dominique Vidal auteurs de "Le mal-être arabe, enfants de la colonisation", Karim Bourtel et Dominique Vidal, éditions Agone, 2005 - En dépit de nombreux désaccords, il nous a semblé intéressant d'entamer une discussion vive et critique avec Karim Bourtel et Dominique Vidal, à propos de leur ouvrage». Lutte contre les discriminations, histoire de la colonisation, racisme, représentation des jeunes issus de l'immigration : le constat des deux auteurs diffère sensiblement des analyses de l'Observatoire du communautarisme mais mérite d'être discuté, sur le fond.


Source: www.communautarisme.net




Observatoire du communautarisme : Dominique Vidal, après Le Mal-être juif, pourquoi avoir dressé le constat d’un Mal-être arabe ?

Dominique Vidal : Lorsque j’ai écrit, il y a trois ans, Le Mal-être juif pour les éditions Agone, leur directeur, Thierry Discepolo, m’a suggéré une sorte de suite consacrée à la situation des jeunes issus de l’immigration. Puis est arrivée l’affaire du voile, qui a eu la fonction de l’arbre cachant la forêt : comme si la principale préoccupation des jeunes Arabes de France était le port du hijab, et non les discriminations qu’ils subissent en matière de logement, de formation, de travail, d’accès à la culture, etc. Enfin il y a la « tournée des villes et des banlieues » que j’effectue avec Leila Shahid, la déléguée générale de Palestine en France, et le militant pacifiste israélieFn Michel Warschawski : en deux ans, nous avons déjà rencontré près de 20 000 personnes dans 25 villes. Dans ces dialogues, tout vient sur la table : la situation au Proche-Orient, bien sûr, mais aussi, en France, la ghettoïsation, les inégalités, le danger du racisme et de l’antisémitisme, le risque de replis communautaires, l’expérience des associations… Les jeunes Maghrébins ont visiblement beaucoup à dire : il était temps de leur donner la parole. C’est ce que nous avons voulu faire avec Le Mal-être arabe, en interviewant soixante-dix personnes, connues et inconnues.

OC : Le discours sur la mémoire de la colonisation du Maghreb frappe par son caractère intime et la difficulté à le traduire en termes politiques. Or le rôle de la politique est-il de traiter les traumas et les psychés ? De plus, pourquoi tout attendre de l’Etat en ce qui concerne la mémoire de l’histoire coloniale ? En d’autres termes pourquoi ne pas produire directement un travail pédagogique –et pas seulement militant ou incantatoire- sur l’histoire de la colonisation, plutôt que de pétitionner comme le font les « Indigènes de la République » ?

DV : La France a colonisé, en un siècle et demi, un total de 850 millions d’hommes et de femmes. Comment cette histoire n’aurait-elle pas d’effets sur notre société ? La réalité comme les mentalités restent encore profondément marquées par cette expérience souvent sanglante. De ce point de vue, je partage pleinement la démarche des « Indigènes », dans la mesure où nous ne surmonterons pas les problèmes hérités de la période coloniale sans nous confronter à notre passé.

Par là, je ne pense pas seulement à la connaissance et à la reconnaissance de l’histoire coloniale, évidemment décisive pour les intéressés – il en va des peuples comme des individus, dont les névroses ne guérissent vraiment qu’une fois dévoilées leurs causes. Quelqu’un dit, dans Le Mal-être arabe, qu’il faudrait mettre la France sur un divan de psychanalyste. Qui dit psychanalyse dit, c’est vrai, effort intime. Mais l’Etat a aussi son rôle à jouer, comme le prouve, par l’absurde, la loi votée à la sauvette, à l’initiative qu’un quarteron de nostalgiques de l’Algérie française, et qui prétend imposer aux manuels scolaires une apologie des bienfaits de la colonisation.

Mais, plus que l’histoire, j’ai surtout en tête ses séquelles concrètes, actuelles. Nul ne peut ignorer que l’immigration maghrébine de masse a été engendrée par la colonisation, et que son « traitement » en subit encore les pesanteurs : la ghettoïsation de la grande majorité des enfants de l’immigration ne rappelle-t-elle pas la spatialisation d’hier, et les discriminations qu’ils subissent les inégalités entre « Européens » et « Musulmans » dans l’Algérie française ?

OC : Plus concrètement ?

DV : Prenez la conception répressive du contrôle des populations d’origine immigrée. Pascal Blanchard en donne, dans notre livre, trois exemples étonnants. Autrefois situés au cœur des cités, les commissariats sont désormais construits près du RER – comme les casernes au XIXe siècle étaient situées à la sortie des villes coloniales, pour mieux contrôler les routes. Le plan Borloo, s’agissant des programmes de réhabilitation, prévoit, pour des raisons sécuritaires, de consulter des militaires. Et un rapport secret sur l’action de l’armée française au Kosovo propose de prolonger cette expérience d’« opérations dans les espaces urbains et péri-urbains » par des entraînements en France…

Là où, en revanche, les « Indigènes » me semblent forcer le trait, c’est lorsqu’ils ne distinguent pas clairement société coloniale et post-coloniale. Quatre décennies ont passé depuis la fin de la guerre d’Algérie, et la France a changé. Il n’y a quasiment plus de bidonvilles. Des dizaines de milliers de fils et de filles d’immigrés sont devenus professeurs, ingénieurs, entrepreneurs, avocats, journalistes – autant de professions inaccessibles à leurs parents. Les jeunes Maghrébins d’aujourd’hui ne rasent plus les murs, comme les immigrés dans les années 1960. Depuis la marche pour l’égalité de 1983, nombre d’entre eux font entendre leur voix avec leurs associations…

Et ils savent donc bien qu’il leur faut plus que jamais prendre en main leurs affaires et se battre pour changer la politique menée depuis des décennies par les gouvernements successifs, de gauche comme de droite, dont la Cour des comptes a dressé, il y a quelques mois, le bilan de faillite. Qui a ghettoïsé les populations maghrébines ? Qui n’a pas débloqué les moyens nécessaires pour garantir une formation générale et professionnelle digne de ce nom aux jeunes des cités ? Qui n’a rien entrepris pour empêcher l’explosion du chômage – que subissent la moitié des jeunes des quartiers, contre un quart des jeunes Français en moyenne ? Qui « couvre » les policiers qui humilient, tabassent et, parfois, tuent des adolescents, y compris lorsqu’ils n’ont commis aucun délit ? Ce qui est à l’ordre du jour, c’est une véritable révolution pour renverser la tendance à la ghettoïsation, réduire les discriminations et faire reculer le racisme et l’islamophobie.

OC : La question des discriminations est l’occasion de rentrer de plein pied dans la réalité. Or la création de la Haute autorité de lutte contre les discriminations (HALDE) a surtout été accueillie dans l’indifférence par des groupes qui ne cessent de dénoncer par ailleurs les discriminations… Comment l’expliquer ?

Karim Bourtel : Plus que de l’indifférence, j’y vois surtout de la déception. La création de la Halde, au début de l’année 2005, conformément aux injonctions de Bruxelles, représentait pour les pouvoirs publics l’occasion de donner un signal fort, de signifier que la lutte contre les discriminations – notamment raciales – était désormais une priorité d’État.

Malheureusement, au-delà de l’effet d’annonce, ni les prérogatives, ni la composition du collège de la Halde ne vont dans ce sens. D’abord parce que des associations de lutte contre les discriminations comme le MRAP, dont la compétence juridique est pourtant reconnue, n’ont pas été impliquées. Ou si peu. Ensuite parce que la Halde devrait pouvoir s’attaquer aux pratiques discriminatoires dans les secteurs public et privé, en disposant d’une capacité d’investigation et de mobilisation des structures de l’Etat, ainsi que d’un pouvoir de sommation et de sanction – à l’instar de la Commission de la concurrence qui peut sanctionner des entreprises, même si celles-ci conservent le droit de se pourvoir en justice. Or, ses pouvoirs ne sont pas aussi étendus et sa mission s’oriente davantage vers un rôle de médiateur.

En limitant ainsi cette institution, le gouvernement persiste à traiter les discriminations raciales comme des actes isolés – auxquels il convient, ou non, de rendre justice – et non comme le fruit d’une organisation sociale raciste mais « rationnelle » puisqu’elle favorise une majorité au détriment d’une minorité. Un exemple : d’après un récent testing réalisé par l’Observatoire des discriminations, à compétence égale, un Français au nom et prénom arabes a six fois moins de chances d’obtenir un… entretien d’embauche que son homologue au nom et prénom français. Et cette mise à l’écart ne se limite pas à l’emploi. Elle touche aussi l’attribution de logements, l’accès aux loisirs, la formation professionnelle… Il serait plus que temps d’admettre cette sombre réalité et de faire appliquer la loi dans toute sa rigueur.

Mais, sur ce registre, beaucoup doutent des capacités de la Halde. Enfin, je crois aussi que le choix des personnes nommées– de l’ancien PDG de Renault, Louis Schweitzer, comme président, à Fadela Amara comme « personnalité qualifiée » – explique, en partie, la déception et l’inquiétude des associations. J’ajoute que, près de six mois après la promulgation de la loi portant sur la création de la Halde, personne n’en a plus entendu parler.

OC : La gauche, à de très rares exceptions, a été incapable de produire des cadres d’origine arabe. L’ethnicité ne représente-t-elle pas un facteur supplémentaire d’éloignement entre les appareils politiques embourgeoisés, habitant les centres-villes, et des populations ouvrières, résidant en banlieue, composée de nombreux enfants d’immigrés (même de seconde génération) ? En d’autres termes, faut-il penser l’ethnicité comme un facteur supplémentaire ou comme un facteur spécifique de distinction ?

KB : L’origine ethnique peut effectivement contribuer à éloigner, un peu plus encore, les milieux populaires de la classe politique, essentiellement « blanche » et bourgeoise, dans laquelle il leur est assez difficile de se reconnaître. D’autant que pour les hommes politiques, l’« ethnicité » semble constituer un facteur non de distinction, mais bien de répulsion.

Je m’explique : le rapport que les « Franco-Maghrébins » entretiennent avec le pouvoir politique n’a été, comme pour beaucoup d’autres d’ailleurs, qu’une longue histoire de promesses jamais tenues et d’instrumentalisation démagogique de leur vote, puis d’indifférence une fois les échéances électorales passées. L’aventure politique de la génération des « marcheurs » de 1983 en est d’ailleurs assez symptomatique. Conscient de la force que ce mouvement revendicatif et militant pouvait représenter, le Parti socialiste s’est empressé d’en placer les figures les plus malléables et les moins aguerries sous sa tutelle. Pour une période durable, puisqu’elle perdure aujourd’hui, les « Arabes » ont été instrumentalisés pour séduire leurs « semblables », mais toujours écartés des instances dirigeantes du PS. D’autres partis en ont fait autant.

J’en veux pour preuve qu’il n’y a à l’heure actuelle aucun « Arabe » à l’Assemblée nationale. Et, lors des dernières élections régionales, quelques-uns – une trentaine sur plus de 1 000 élus de gauche – ont enfin été élus sous une étiquette de gauche, mais au prix d’une bataille de chiffonniers inimaginables, au moment de la constitution des listes. En outre, la plupart d’entre eux n’ont pas été promus par conviction égalitariste, par compréhension de l’absolue nécessité d’une juste représentation de l’ensemble des composantes de la société française ou pour leurs compétences, mais dans une surenchère avec la droite, qui, sur ce thème, s’embourbe dans la démagogie et le clientélisme de bas étage.

Même tendance au niveau des municipalités où les rares conseillers « arabes » n’échappent pas à une assignation identitaire du type « des Beurs pour les Beurs ». Pour l’essentiel, ils s’occupent des quartiers, de l’exclusion, de la lutte contre la toxicomanie... Dans un tel contexte, comment voulez-vous que les électeurs d’origine maghrébine – et d’autres – se reconnaissent dans une classe politique qui n’exprime que mépris à leur égard – c’est en tout cas la façon dont est perçu leur comportement – et qui, clairement, les écarte de ses instances dirigeantes ?

OC : Vous défendez l’autonomie des mouvements politiques des populations issues de l’immigration maghrébine. Le souci louable d’indépendance vis-à-vis des partis politiques et de leurs satellites (SOS-Racisme, Ni Putes Ni Soumises, etc.) ne comporte-t-il pas le risque d’un prisme strictement communautaire, de niveau infra politique et au bout du compte la reproduction de la distinction Français/indigènes qui sévissait du temps de la colonisation ?

DV : C’est évidemment aux jeunes issus de l’immigration eux-mêmes de décider comment ils entendent défendre leurs revendications. Et vous avez sans doute noté que, dans notre livre, les avis sur la question de l’autonomie du mouvement sont très divers, voire divergents. A mes yeux, en tout cas, l’autonomie est inséparable de l’alliance.

Sans une part d’autonomie, je crains que les jeunes de banlieue restent dépendants jusque dans leur action. Il faut bien qu’à certaines étapes, ils se retrouvent, dans leur cité ou leur quartier, pour élaborer une plate-forme, définir les objectifs à même de rassembler largement, s’efforcer de former les militants, faire grandir les cadres. Mais tout cet effort serait vain s’il débouchait sur un repli communautaire et/ou religieux. C’est pourquoi, à mes yeux, l’autonomie va de pair avec l’action commune aux jeunes des banlieues et des centre-ville.

Il faut le dire clairement : les fils et les filles des immigrés d’hier n’ont guère de chances de vivre et de faire vivre à leur descendance une vie décente s’ils ne prennent pas toute leur place – avec les compromis que cela implique – dans la société française. Mais cette dernière n’a guère de chance de sortir de la crise économique, sociale, politique mais aussi culturelle, spirituelle et identitaire qu’elle traverse si elle s’ampute de l’apport, des énergies et des compétences d’une part non négligeable de sa population. C’est un des enjeux décisifs des prochaines décennies.

C’est d’ailleurs ma seconde réserve sur le texte des « Indigènes ». Ma mère, une jeune fille juive cachée pendant la guerre par les paysans protestants du Chambon-sur-Lignon, a aidé à son tour, moins de vingt ans après, des militants clandestins du Front de libération national algérien. Et j’en suis très fier. Mais, un demi-siècle plus tard, je n’entends pas être un « porteur de valises », mais prendre ma place dans un mouvement entraînant aussi les Français qui, sans être d’origine maghrébine, souhaitent lutter ensemble avec les enfants de l’immigration, à égalité de droits et de devoirs, contre les discriminations.

OC : Peut-on sérieusement penser que l’avenir des jeunes Arabes passera par l’implication dans des groupes gauchisants comme le MIB (Mouvement de l’immigration et des banlieues) ou le Collectif Une Ecole pour tous ? Cela ne contribue-t-il pas plutôt à leur marginalisation politique ?

DV : Pensez aux luttes des femmes. Il me paraît indéniable que l’expression d’un mouvement autonome, après mai 1968, a beaucoup contribué à modifier positivement la place des femmes dans la société française. En même temps, les succès remportés – contraception et avortement, lutte contre les violences machistes, avancées vers la parité, etc. – ne l’auraient pas été si ces revendications n’avaient été portées que par les forces relativement marginales du MLF au lieu d’être prises en compte, comme ce fut (partiellement) le cas, par le mouvement ouvrier et démocratique.

Comparaison n’est pas raison. Mais cette expérience est, à mon avis, riche de leçons pour les jeunes des quartiers. La réalité de leur mouvement – vous l’aurez noté dans notre livre – est très diversifiée : ici, des associations plurielles et laïques ; là, des groupes à référence musulmanes ; ailleurs, des collectifs d’animateurs. Toutes les formules m’apparaissent positives dès lors qu’elles se fixent pour but de rassembler les forces vives des cités pour converger avec le mouvement démocratique d’ensemble, et notamment les altermondialistes.

Pour forger cette alliance, nous avons besoin, je crois, de toutes les forces. Le Mouvement de l’immigration et des banlieues (MIB) a eu le mérite de maintenir le cap, à une époque où la récupération politicienne de la Marche de 1983 désespérait beaucoup de militants. Et je ne suis pas sûr que votre qualificatif de « gauchisant » soir bien approprié : à preuve son débat avec les « Indigènes ». Le MIB comprend des cadres expérimentés, dont la contribution me semble irremplaçable. J’en dirai autant des collectifs « Une école pour tous » et « Féministes pour l’égalité ». Qu’on ait approuvé la loi sur le voile ou – c’est mon cas – qu’on l’ait regrettée, il faut reconnaître qu’elle a profondément divisé notre société. Certains en ont pris prétexte pour développer une campagne haineuse contre l’islam, qui a profondément heurté nos concitoyens musulmans. Dans ce contexte, loin de dénigrer ces collectifs, vous devriez considérer qu’en s’efforçant de jeter des ponts entre musulmans et non musulmans, ils ont réalisé une œuvre d’utilité publique.

OC : Dans les grandes masses (au-delà des initiatives minoritaires que sont les mouvements communautaires -type Oumma- et les intégrationnistes militants -SOS et NPNS), comment se caractérise l'engagement politique des jeunes Français de culture arabe et/ou musulmane ?

KB : Il n’est pas différent de celui de leurs concitoyens de culture franco-française, franco-italienne, franco-polonaise, etc. Pourquoi le serait-il ? À l’instar des autres jeunes Français, vous trouverez parmi eux des gens très engagés politiquement, d’autres désillusionnés, indifférents ou amers à l’égard du fait politique et de leurs représentants. Et, bien sûr, l’entre-deux.

Encore une fois, le problème n’est pas dans leur engagement, mais dans la place qui leur est faite au sein des partis à tous les niveaux, y compris local. Évidemment, si les appareils politiques persistent à les cantonner dans des tâches subalternes, type collage d’affiche, et à les exclure de leurs organes décisionnaires, comme cela se fait aujourd’hui – le film de Jean-Louis Comolli et Michel Samson, Rêves de France à Marseille, en est une illustration –, leurs aspirations à s’engager politiquement dans les grands partis en prennent un coup.

Et que dire du « rapport secret » de Malek Boutih sur l’immigration ? Non seulement il se prononce, comme Nicolas Sarkozy, pour l’instauration de quotas, mais il prône à la fois la création d’un stage obligatoire préalable à l’immigration dans les pays d’origine, la suppression de la double nationalité et du regroupement familial ainsi que la mise en place de cartes de séjour à géométrie variable. Rien d’étonnant si, le 13 mai dernier, le quotidien de Le Pen, France d’abord, a salué le « bon sens » de l’ancien président de SOS-Racisme qui confirme que « plus que jamais que la lepénisation des esprits est en marche, sachant que nos compatriotes ne manqueront pas de préférer l’original à la copie ». On voit mal comment le Parti socialiste séduirait les jeunes Arabes sur cette base…

Cela étant, je vous invite à ne pas assigner trop rapidement un média comme Oumma.com au communautarisme. Ce site s’adresse certes aux musulmans, mais aussi à tous ceux – peut-être d’origine X ou Y, mais pas nécessairement « communautaires » – qui cherchent un autre traitement de l’actualité nationale et internationale, des informations plus proches de leurs préoccupations, de leurs centres d’intérêt et de leur réalité. D’ailleurs, la pluralité des collaborations sur ce site témoigne de son ouverture à des thématiques autres que l’islam et la pratique. S’informer autrement, selon ses sensibilités, ne signifie pas être communautariste. C’est aussi une forme d’engagement… sur ce qui vous touche et vous importe.

OC : Sur quels thèmes ces jeunes peuvent-ils se mobiliser ?

DV : C’est à eux, je le répète, d’en décider. A mon avis personnel, le thème le plus mobilisateur est celui, au négatif, des discriminations, et, au positif, de l’égalité. Autrement dit, la question sociale me semble plus que jamais centrale. Permettez-moi une parenthèse : le référendum sur le traité constitutionnel européen constitue une gifle, non seulement pour les tenants du néolibéralisme, mais aussi pour les idéologues qui pronostiquaient, depuis des décennies, la fin de la lutte des classes. La France du 29 mai n’est-elle pas coupée en deux sur une base de classe ? Ne l’oublions pas quand nous parlons des jeunes Arabes et des possibilités d’action commune entre eux et le reste de la jeunesse populaire.

Si la lutte contre la ghettoïsation, l’échec scolaire et le chômage de masse, pour l’accès aux loisirs et à la culture est la mieux à même, me semble-t-il, de rassembler les jeunes des quartiers et de les unir aux autres, les associations et animateurs avec lesquels nous avons discuté tout au long de la préparation de notre livre mènent bien d’autres combats. C’est le cas des mobilisations contre les violences racistes, notamment celles commises par les forces de police. La question coloniale, dont nous avons parlé tout à l’heure, concerne aussi beaucoup d’enfants d’immigrés : une association comme « Ici et là-bas », dans la région lyonnaise, a organisé à la fois des semaines d’information autour de pages « oubliées », comme le massacre de Sétif ou le 17 octobre 1961, et des actions de solidarité avec les vieux travailleurs immigrés isolés dans la misère de leur foyer.

OC : Les voix arabes deviennent depuis peu un enjeu électoral et l’on voit apparaître des portes paroles autoproclamés des musulmans pratiquants tout comme des musulmans laïques. La solution pour les Arabes ne vient-elle pas d’un engagement en dehors de toute référence à la religion et en dehors des postes auxquels les appareils politiques les cantonnent (jeunesse, loisirs, lutte contre la petite délinquance, etc.) ?

KB : Certainement, à condition, encore une fois, qu’on leur fasse un minimum (ou un maximum) de place et qu’on apprenne à appliquer le principe d’indifférence aux origines et à la confession religieuse. Or, pour l’instant, nous n’avons pas passé ces deux étapes préliminaires. Tout le monde court après le « vote arabe » – quatre à cinq millions de musulmans en France, selon le ministère de l’Intérieur, et combien d’électeurs ? –, mais aucun parti politique ne veut vraiment d’eux dans son appareil. En réponse, un certain nombre d’individus en appellent à des références culturelles, religieuses ou historiques pour mobiliser. Je n’y vois rien de condamnable. Il peut parfois être utile de se regrouper autour de préoccupations communes, qui peuvent paraître communautaires à certains, pour pouvoir construire un mouvement revendicatif structuré, qui soit par la suite en mesure d’avoir une portée nationale. Aux premiers temps du combat féministe, les femmes se sont d’abord retrouvées entre elles avant d’ouvrir leur mouvement aux hommes.

J’ai néanmoins l’impression que vous mélangez deux choses : il y a effectivement aujourd’hui dans le milieu politique toute une ribambelle d’individus, plus ou moins opportunistes, qui, comme vous le notez, se sont autoproclamés – car personne ne les a légitimé pour le faire – représentants de tel ou tel profil des Arabes de France pour asseoir leur propre promotion sociale. Si cette supercherie marche, c’est parce qu’ils ont la caution de dirigeants politiques, de droite – à commencer par Nicolas Sarkozy – comme de gauche. Pour autant, croyez bien que les intéressés ne s’y trompent pas, en tout cas dans leur grande majorité. On leur en a trop fait. Aujourd’hui, ils attendent surtout que des individus sincères et intègres portent leurs attentes, leurs sensibilités, leurs revendications. Et, ce n’est pas parce que quelques coquilles vides s’agitent, pour se faire une place en revendiquant leur arabité, leur islamité ou leur « laïcité », que la référence à des valeurs culturelles ou confessionnelles n’ont pas droit de motiver un vrai engagement politique ou social. Les cultures arabe, berbère et musulmane ont, elles aussi, une dimension universelle.

OC : L’invisibilité des populations arabes et plus largement originaires d’une immigration récente est aussi liée aux mécanismes de ségrégation scolaire (voir l’étude de Georges Felouzis pour le FASILD) et spatiale (voir Le Ghetto français d’Eric Maurin). Ne faut-il donc pas traiter la question sociale dans sa globalité plutôt que de l’aborder sous l’angle de l’ethnicité ?

KB : L’essentiel des problèmes que rencontrent les « minorités ethniques » en France – éducation, emploi, promotion sociale, relégation spatiale, accès à la culture, etc. – peut effectivement être abordé en termes sociaux. C’est un fait : une grande proportion des enfants de Maghrébins est issue de milieux prolétaires et, en conséquence, ils connaissent les mêmes difficultés que les autres fils et filles d’ouvriers, dont l’échec scolaire - même si l’école a, dans certains cas, facilité leur promotion sociale.

Pour autant, cela fait des années qu’on aborde leurs parcours seulement en termes sociaux. Je crois qu’on ne peut plus aujourd’hui négliger le fait que l’origine ethnique joue, elle aussi, malheureusement, en plus de l’origine sociale, sur leurs trajectoires scolaires et professionnelles. Comme le constate très justement un des interlocuteurs de notre livre, les enfants d’immigrés diplômés n’ont pas la même position que les enfants d’ouvriers non immigrés issus d’un même cursus. N’est-il pas temps de commencer à en parler ? Comme lui, je crains une chose : si nous continuons d’ignorer qu’à l’intérieur de notre « dialogue de classes », un second clivage intervient, qui fonctionne de la même façon, même si on le (re)connaît moins – y compris dans le mouvement ouvrier, toujours inquiet de voir remettre en cause l’« unité de la classe ouvrière » –, nous allons passer à côté de l’oppression d’une partie de la population, et de la classe ouvrière en question.

Vous avez fait référence au travail de Georges Felouzis. Quand il a étudié la répartition des élèves dans 333 collèges publics et privés de l’académie de Bordeaux, il a clairement montré une corrélation entre l’origine ethnique des élèves et leur relégation dans certains établissements. Ayant retenu le prénom comme indicateur de l’origine, il a constaté que 40 % des élèves maghrébins, africains ou turcs – soit 4,7 % de la population scolaire locale – se concentrent dans seulement 10 % des collèges, ainsi transformés en de véritables ghettos de l’Education nationale. Vous en conviendrez, ce regroupement ethnique, couplé au fait qu’ils sont généralement issus d’une même condition sociale, n’est pas sans conséquence sur leur scolarité. Peut-on décemment continuer à ignorer cette réalité ?

OC : Selon vous, peut-on établir un parallèle - et si c'est le cas, dans quelle mesure - entre « nouvelle judéophobie » (selon Pierre-André Taguieff) et « nouvelle islamophobie » (selon Vincent Geisser) ?

DV : La France connaît depuis quatre ans une inquiétante montée de violences racistes et antisémites. En 2002, les premières ont été multipliées par quatre, et les secondes par six. L’année suivante, elles ont globalement reculé d’un tiers environ, pour, hélas, augmenter à nouveau en 2004 : + 57 % pour les actes de violence antisémites ; + 83 % pour les autres actes racistes – pour ces dernières, il s’agit d’« un niveau sans précédent depuis dix ans », commente le rapport de na Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), qui ajoute : « Les menées strictement islamophobes (…) représentent 21 % de la violence raciste globale en 2004 contre 15 % en 2003 et 12 % en 2002 ». Dernier élément chiffré : le rapport précise que seuls 34 % des actes antisémites sont imputables à des « Arabo-Musulmans ». Pour sa part, Jean-Christophe Rufin, dans sa contribution, estime à « 30 % » le nombre de responsables d’actes antijuifs « issus de l’immigration, mais pas forcément maghrébine, avec la présence de Noirs et d’Antillais ».

Voilà pour les statistiques quantitatives. Mais il existe une différence qualitative entre les violences anti-juives et anti-arabes. Les premières ne s’appuient pas sur un soutien de masse, au contraire : tous les sondages confirment que l’antisémitisme n’a cessé de reculer en France, pour devenir marginal. A l’inverse, les secondes exploitent des préjugés profondément enracinés par l’histoire coloniale, ravivés par la « guerre antiterroriste » lancée par le président George W. Bush depuis le 11-Septembre et alimentés par les dérapages qui se sont multipliés lors de l’« affaire » du voile.

A preuve les résultats de l’enquête publiée il y a trois mois par la CNCDH. Certes, 77 % des sondés estiment que « les Français musulmans sont des Français comme les autres » (la proportion est de 89 % pour les juifs). Mais 57 % pensent qu’ils forment « un groupe à part » (41 % pour les juifs). Plus étonnant : 47 % (contre 46 %) refusent de « faciliter le culte musulman », 47 % (contre 43 %) rejetant même la « formation d’imams français » il faut dire que l’expression « religion musulmane » est ressentie comme « négative » par 35 % des sondés (21 % expriment le même sentiment pour la religion juive, 17 % pour le protestantisme et 16 % pour le catholicisme)…

A quiconque douterait de la différence entre l’image des juifs et celle des musulmans dans l’opinion française, il suffit de rappeler ces résultats d’enquêtes récentes : selon les sondages, de 80 % à 90 % de nos concitoyens (contre 50 % en 1965) se disent à prêts à élire un président de la République juif. En revanche, ils ne sont que 36 % à envisager de voter pour un président de la République musulman…

OC : Comment se structure la question de la sexualité des jeunes filles et garçons que vous avez rencontrés ? Comment sortir du double piège de la victimisation des filles (à la NPNS, fondé sur le fantôme de l’arabe violeur) et de l’angélisme consistant à nier les tensions entre les sexes dans les milieux issus de l’immigration ?

DV : Soyons francs : en général, les jeunes Arabes, comme d’ailleurs nombre d’autres jeunes Français, ne parlent pas facilement de leur sexualité. Durant notre enquête, les adolescents ont moins souvent abordé le sujet que leurs aînés : à 30 ou 35 ans, on est plus disert…

Mais tous les témoignages confirment que les frustrations propres à cet âge sont accentuées, chez nombre de jeunes des cités, par plusieurs facteurs souvent imbriqués : l’enfermement dans le quartier, le manque d’argent, le filtrage raciste à l’entrée des discothèques, les interdits familiaux, le poids d’un islam conservateur, etc. Autant d’obstacles à une vie amoureuse et sexuelle épanouie, avec le risque d’aggraver les tensions entre garçons et filles. Lisez, par exemple, ce qu’explique le chanteur Magyd Cherfi dans notre livre. Bref, je ne me reconnais pas dans les « angéliques » dont vous parlez.

Mais une chose est de prendre en compte les difficultés réelles, autre chose est de tomber dans le discours globalisant et diffamatoire d’une Fadela Amara et d’un Malek Boutih. A lire les déclarations de l’une et de l’autre, on pourrait croire que les jeunes Arabes sont en bloc des voleurs, des voileurs et des violeurs. L’association Ni putes ni soumises a bien sûr raison de combattre les violences machistes, mais elle a tort de donner l’impression que tous les jeunes Maghrébins en commettent et d’oublier de signaler que les femmes subissent dans tous les milieux français, y compris les plus favorisés. Parfois, NPNS va si loin qu’on croirait lire la presse d’extrême droite des années 1970, littéralement obsédée par les « Arabes violeurs ».

Le dernier livre de Laurent Mucchieli, Le Scandale des tournantes, paru récemment à La Découverte, porte un coup sérieux à cette campagne. L’enquête de ce chercheur démontre notamment que la focalisation subite des médias sur les viols collectifs dans les banlieues ne correspond en rien à une augmentation de leur nombre ; que ce dernier ne s’est pas accru depuis vingt ou trente ans ; que la plupart des victimes ne sont pas des jeunes musulmanes que les « garçons » puniraient ainsi de leur rejet de l’islam ; que les médias avaient déjà exploité ce thème vendeur il y a une quarantaine d’années, en accusant les… blousons noirs ! Bis repetita placent ?

OC : Les tensions « intercommunautaires » que connaît actuellement Perpignan sont-elles à mettre en relation avec le « mal-être arabe » dont vous parlez ? Et ne marquent-elles pas les limites d'un rassemblement des « indigènes » sur une base multiethnique ?

KB : Il serait, à mon avis, plus que temps d’arrêter de croire – et de faire croire – que certains faits d’actualité, aussi dramatiques et malheureux soient-ils, sont révélateurs de je ne sais trop quelle vérité nationale qu’on essaierait de cacher. Ce qui s’est passé à Perpignan relève davantage d’un conflit de personnes pour le contrôle de trafics, notamment de drogues, qui tourne mal que d’un conflit communautaire. Va-t-on encore une fois tomber dans un délire semblable à celui qui était de crier au « racisme anti-blanc » parce que 200 ou 300 jeunes voyous, noirs pour la plupart, ont brutalement agressé et volé quelques jeunes, blancs en général, pendant une manifestation lycéenne ? Connaissez-vous l’histoire de Pierre et le loup ? À force de crier au conflit communautaire dès que des Arabes, des Juifs, des Gitans ou des Noirs se tapent dessus, pour telle ou telle raison, le jour où il y aura vraiment un conflit intercommunautaire, que fera-t-on ?

Quant à marquer les limites d’un rassemblement, type indigène, sur une base multiethnique, je trouve que vous allez un peu vite en besogne. Parce qu’à Perpignan, quelques dizaines de Gitans et autant d’Arabes se tapent dessus – jusqu’à faire deux morts – je ne peux plus, moi, travailler à Paris ou ailleurs avec un Gitan ? Parce qu’une centaine de jeunes Noirs ont tapé et volé quelques Blancs, le dialogue entre ces deux composantes de la société française est mort ? Une question : le conflit entre Nicolas Sarkozy et Dominique de Villepin est-il un conflit de religion ou d’ethnie, ou encore un face à face entre roturier et noble ? Par pitié, arrêtons de transformer des faits singuliers en généralités : on a suffisamment jeté l’opprobre sur les minorités de ce pays.

OC : Pourquoi parle-t-on si peu des Français d'origine arabe du troisième âge ?

KB : Une bien bonne question. Effectivement, on les voit tellement peu et on en parle tellement peu qu’on en vient même à oublier leur existence – pour certains, seuls dans des foyers Sonacotra déglingués, depuis des décennies. Je serais tenté de dire que cet « oubli » tient peut-être, sciemment ou non, de la part de la société dominante, au fait que ces travailleurs immigrés représentent un pan de l’histoire française dont on peut difficilement s’enorgueillir. Ces hommes ont sué pour la France, pour construire ses immeubles, ses routes, sa prospérité économique, à bas prix – mais aussi, bien sûr, pour offrir un autre avenir à leurs enfants –, et ils n’ont bénéficié d’aucune reconnaissance dans la société pour cela. Pas plus qu’ils n’ont gagné en respectabilité. Il suffit de traîner l’oreille aux guichets de certains services sociaux pour se faire une idée de la façon dont ces personnes sont parfois traitées.

J’ajouterais qu’on retrouve le même silence au sujet des anciens combattants des troupes coloniales qui ont pourtant participé activement à la libération. Paradoxalement, la nation n’a aucun problème – une honte – pour « exprimer sa reconnaissance aux hommes et aux femmes qui ont participé à l’œuvre accomplie par la France dans les anciens départements français d’Algérie, au Maroc, en Tunisie et en Indochine » (loi du 23 février 2005, article 1), et pour imposer aux manuels scolaires de faire l’apologie du « rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Mais, reconnaître le « rôle positif » des troupes coloniales est une étape que nos élus n’entendent pas franchir. Cette négation de l’histoire de France revient à nier le sacrifice de ces hommes, mais aussi à nous ôter la fierté d’être, pour certains, des fils ou petits-fils d’anciens combattants. Ce qui, vous me l’accorderez, pourrait pourtant changer substantiellement le regard sur les Franco-Maghrébins. Est-il nécessaire de rappeler que nous ne sommes pas là par hasard ?

Enfin, si l’on parle du troisième âge, il faut aussi parler de leur dernière demeure. Aujourd’hui, rares sont les municipalités qui accueillent des carrés musulmans. Or, même les non-pratiquants sont souvent attachés au respect de la tradition funéraire (religieuse), si bien que beaucoup se font encore enterrer dans leur pays d’origine. Vous imaginez le coût d’un tel transfert (un vrai « business ») et ce que peut représenter, émotionnellement et symboliquement, pour leurs enfants, qui ne vont parfois jamais dans le pays d’origine, d’abandonner à 1 000 ou 2 000 kilomètres le corps de leurs parents. En fait, je crois que la question que vous posez sur les anciens a beaucoup à voir avec cette question de l’enracinement. Leur établissement en France n’était pas prévu dans le scénario initial. Il n’est toujours pas vraiment admis, d’où, à mon sens, une partie de l’explication aux difficultés que les plus anciens, et, par voie de conséquence, leurs enfants rencontrent encore aujourd’hui.

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