Menu
Connexion Yabiladies Ramadan Radio Forum News
Gamal Ghitany, les lumières de la vie
h
24 février 2005 17:11
Littérature étrangère
Gamal Ghitany, les lumières de la vie
Récit, épopée, poème : traduction du «Livre des illuminations», la somme multiforme de Gamal Ghitany. Rencontre au Caire.

Par Claude GUIBAL
jeudi 10 février 2005

(1) Petit-fils de Mahomet, mort décapité en 680 à la bataille de Kerbala. Considéré comme le plus grand des martyrs, Hussein est une des figures emblématiques de l'Islam chiite.

Le Caire de notre correspondante

Gamal Ghitany
Le Livre des illuminations
Traduit de l'arabe (Egypte) et annoté par Khaled Osman. Seuil, 880 pp., 35 €.



l y a dehors des vendeurs de chapelets, des gamins qui courent avec leur palette garnie de pains ronds vissée sur la tête, des hommes moustachus assis devant des tables en cuivre, qui congédient de la main les mendiants en gallabeyas et les chats efflanqués. Il y a des odeurs de friture, d'encens, de cirage, et, aux murs, dans le passage, de grands miroirs plusieurs fois centenaires. Gamal Ghitany donne rendez-vous au Fishawi, mythique café médiéval du souk du Khan el-Khalili, en plein coeur du Caire fatimide. S'il pratiquait l'art de la pose, Gamal Ghitany n'aurait certes pu trouver mieux pour flatter l'imaginaire de l'occidental en mal d'orientalisme. En cette heure matinale, les touristes n'ont pas encore envahi les venelles tortueuses du Khan, d'une échoppe s'échappe une psalmodie du Coran, et le vieux bazar du Caire semble figé dans le temps. Mais voilà : la pose importe peu à Gamal Ghitany. Ce quartier, il en est le fils prodigue, lui qui y vécut trente ans, gagnant son pain comme dessinateur de tapis, avant que son amour des mots ne l'en fasse sortir, pour devenir journaliste le jour, écrivain la nuit, deux vies qui cohabitent dans cette carcasse carrée aux épaules un peu voûtées. Aujourd'hui, il s'est assis dans un angle, à l'abri des regards. Les serveurs passent et saluent. Un thé fumant, des brins de menthe sont posés sur la table. Naguère, c'était Naguib Mahfouz, que le Nobel consacra en 1988 maître du roman arabe, qui devisait là avec ses disciples. Parmi eux ce même Ghitany, toujours fidèle à ce père spirituel, originaire du même quartier que lui. Mais le poignard fou d'un islamiste, la maladie, l'âge ont terré Mahfouz en sa demeure, dont il ne sort plus guère. «Avec le temps, il devient tout petit, tout frêle, il rétrécit. Le jour venu, il ne mourra pas, il va disparaître», sourit tristement Ghitany. Le temps, vieil ennemi insaisissable. «Tout est en éternelle partance.»

Sur ce constat amer s'ouvre le Livre des illuminations, traduit au Seuil quinze ans après sa première publication en Egypte. Une somme inclassable, où des épisodes autobiographiques sans complaisance servent de support à une quête introspective, une réflexion sur l'amour filial, la fuite du temps, et l'oubli.

Apprenant, de retour de voyage, le décès subit de son père, le narrateur terrassé de douleur est amené devant le Divan, triumvirat mystérieux qui a prise sur la course du temps et du monde. Guidé par les esprits supérieurs qui composent le Divan, dont l'imam Hussein (1), il obtient de pouvoir naviguer d'illuminations en illuminations, retenant le sable du temps quelques instants pour revivre des événements du passé. Un emprunt à la mystique soufie, où l'extase de l'illumination est une des ultimes étapes avant la révélation de la nature divine et l'union avec Allah. Cet abandon de la conscience ouvre la porte des plus grandes libertés, estime Gamal Ghitany. «Dans l'illumination, toutes les frontières sont abolies, le temps disparaît, on peut le tordre, mener à soi le passé, mélanger les époques. L'illumination est création.» Pour faire revivre son père, fellah orphelin, homme humble et simple, Gamal Ghitany convoque à ses côtés dans les vertiges de l'illumination d'autres pères, d'autres guides, d'autres figures tutélaires. Le martyr Hussein, symbole de la souffrance, de l'humilité, de la lutte obstinée. Et un autre géant, le petit père des peuples arabes, Gamal Abdel Nasser, «qui a commis de grandes erreurs, mais a toujours pris parti pour les pauvres et les faibles». Il en appelle aussi au cosmos, à l'infiniment grand, à l'infiniment petit, interrogeant jusqu'à la mémoire des herbes, des pierres, des terres jadis foulées par son père.

«Je vis par accident»

C'est une borne imposante dans l'oeuvre de Gamal Ghitany, de loin son récit le plus personnel, et le plus abouti. Férocement ironique dans Zayni Barakat, satire du pouvoir (Seuil, 1985), portraitiste truculent avec le Mystère de l'impasse Zaafarani (Actes Sud, 1987), Ghitany avait déjà laissé parler sa tristesse et ses illusions perdues dans l'Epître des destinées (Seuil, 1993). Le Livre des illuminations est plus que cela, un texte aux confins du religieux, une déclaration d'amour tardive à un père disparu, un livre de douleurs, d'espoir. Rédigé entre 1980 et 1986, il naît d'un contexte où les souffrances personnelles de l'auteur se fondent dans celles de l'Egypte entière. Le pays vit en effet alors comme une tragédie la signature, par Sadate, des accords de paix de Camp David entre l'Egypte et Israël. Un geste ressenti comme une trahison à la cause arabe et aux idéaux nassériens, déjà mis à mal par le tournant capitaliste du pouvoir.

Fidèle à une habitude entamée en 1975 avec l'écriture de Zayni Barakat, Ghitany juxtapose les styles, mêlant les accents de l'épopée aux ondoiements de la poésie perse, utilisant tour à tour les formes narratives des écrivains voyageurs arabes comme Ibn Batuta, le conte populaire, la fable, la méditation religieuse ou l'aphorisme. «Il me faut traverser des rives. Si l'artiste n'apporte rien de nouveau, il ne crée pas, il copie. Je ne suis pas qu'un conteur d'histoires, je cherche des réponses. Si je veux dire ce qui me tient à coeur, je ne dois pas rester prisonnier d'une forme. J'ai besoin de liberté.»

Quand il parle de liberté, Gamal Ghitany ne le fait pas à la légère. Il en connaît la vitale nécessité. Il en connaît le prix, lourd à payer, lui, marxiste engagé mis sur la touche par Sadate, pourfendeur de la gauche, après avoir été jeté en prison par Nasser pour avoir osé dire que la réalité nassérienne n'était pas à la hauteur des rêves promis par le raïs. Une expérience qui a laissé des traces indélébiles, tout comme son compagnonnage cruel avec la mort, dans les tranchées des guerres du Kippour ou Iran-Irak, qu'il raconta, jeune journaliste de guerre, dans les colonnes du quotidien Al-Akhbar. «Je vis par accident. Au front, j'ai vu tomber ceux qui étaient à quelques centimètres de moi. Si je m'étais assis à leur place, je ne serais plus là.» Au combat aussi meurt un de ses amis. Quelques années plus tard, rendant visite à sa veuve, l'écrivain constate qu'ont disparu des murs les photos du disparu, dont le souvenir s'est dissous jusque chez ses proches. «Cet ami, comme mon père, a pourtant vécu. La mort arrive, et leur vie, leur être, tout part, tout disparaît, juste ainsi. Le présent n'existe pas, nous sommes toujours pris dans le mouvement. Mais si nous essayons d'arrêter ce mouvement, nous mourrons.» Seule l'écriture est là, dit-il, pour ramener la vie, offrir la mémoire. Ces mots pour braver l'éternité sont le vieil héritage des temps pharaoniques, le legs des temples du Nil dont les murs griffés de hiéroglyphes déroulent sur la pierre l'histoire, les noms et les usages du passé. «Les anciens égyptiens refusaient l'idée de la mort. Moi aussi. C'est en écrivant les Tajalliyat (Illuminations), que j'ai fini par faire un compromis avec la mort, j'ai accepté l'idée de cet inéluctable changement de forme.»

Né dans un village de Haute-Egypte, entre le Nil, les sables et les temples, Gamal Ghitany n'a pourtant que tardivement exploré la souterraine continuité de l'Egypte contemporaine et son passé pharaonique. «Nous sommes toujours des Egyptiens anciens, même si nous avons changé deux fois de religion, même si notre langue a changé, il y a une rivière secrète qui nous lie», assure-t-il. Ici, au coeur du souk qui enserre le café Fishawi, l'héritage pharaonique semble plutôt s'être désagrégé en figurines dorées et en statuettes grossières. Mais il faut suivre Ghitany à quelques pas de là, au milieu de la foule sur le parvis blanc de la mosquée Hussein, pour mieux comprendre. Dans la mosquée, dit la légende, repose la tête coupée de l'imam, mort au combat à Kerbala. Dans cette vénération des Egyptiens sunnites pour le martyr chiite, Gamal Ghitany voit la filiation avec Osiris.

«Plus fort que le plaisir»

Tué, dépecé et dispersé par son frère Seth, puis retrouvé et reconstitué par sa femme Isis, Osiris est le symbole de la souffrance et du triomphe sur la mort. Télescopage des époques, des croyances. Mais si Hussein est celui auprès duquel Ghitany, musulman sincère, vient trouver le réconfort dans la prière, c'est avant tout dans les mots et la musique que l'écrivain, rédacteur en chef des Nouvelles littéraires et farouche adversaire de la censure, cherche la paix. Fasciné par les maîtres soufis, il voue une passion à Ibn Arabi, «l'un des plus grands penseurs de l'humanité, à l'esprit immensément ouvert, plus encore qu'Averroès». A l'illumination du soufisme, Ghitany oppose en effet l'obscurité du wahhabisme. Lui que ses écrits désignent régulièrement à la vindicte des islamistes, l'affirme, «si on doit avoir peur, ce n'est pas la peine d'écrire». Dans les étals poussiéreux des bouquinistes de ce quartier, Ghitany, aujourd'hui encore, recueille les perles de sagesse des mystiques de l'islam, et les délicates ciselures des poètes Hafiz de Chiraz, ou Omar Khayyam. Chez lui, au retour du journal, lorsqu'au soir débute sa deuxième vie, il s'enferme dans son bureau, et lit, s'étourdit, s'enivre de mots et de musique. L'écriture vient après, quatre ou cinq heures durant, un combat «contre le blanc, contre ce désert de la page, où il faut construire, mot à mot». La jouissance n'arrive que bien plus tard, en retravaillant le texte. «Le croiriez-vous, confie-t-il, l'oeil canaille, c'est bien plus fort que le plaisir sexuel.» A le voir arpenter les ruelles de son enfance, reniflant un morceau d'ambre que lui tend un vieux nubien aux joues labourées de rides profondes, fouinant dans les étoffes soyeuses d'un marchand de tissus, furetant dans les rayonnages d'une imprimerie coincée entre un caravansérail et une vieille madrassa, on devine que le plaisir est aussi ailleurs. Amoureux de sa ville comme on l'est d'une femme, Ghitany l'est aussi de cette Egypte humble et digne, avant tout celle de son père, paysan mort sans jamais avoir su son âge, faute d'acte de naissance. D'illuminations en éblouissements, son fils lui donne aujourd'hui corps et mémoire, et réussit enfin à défier l'oubli, à ralentir le temps.

[www.liberation.fr]



2
24 février 2005 20:17
Merci Frère Hux02 smiling smiley
La liberté des autres étend la mienne à l'infini.
h
24 février 2005 22:32
de rien soeur smiling smiley
j'ai envie d'acheter ce livre, de préférence en arabe.
h
25 février 2005 09:29
Le monument inouï d'un conteur-orchestre
LE MONDE DES LIVRES | 24.02.05 | 18h18
Avec "Le Livre des illuminations", l'Egyptien Gamal Ghitany mêle récits, fables, incantations, sourates et légendes dans un livre foisonnant, d'une écriture torrentielle.
LE LIVRE DES ILLUMINATIONS de Gamal Ghitany. Traduit de l'arabe (Egypte) par Khaled Osman, Seuil, 874 p., 35 €.

Parce que son père est mort et qu'il n'a pu le voir une dernière fois ; parce qu'il ne croit pas à la mort, considérée comme un changement inéluctable dans la forme ; parce qu'il croit que l'écriture ramène les morts à la vie, et que la perte d'un être cher peut ouvrir les vannes d'un monde invisible à l'œil nu et déclencher un travail d'analyse sur soi, l'Egyptien Gamal Ghitany a écrit Le Livre des illuminations.

Tout a commencé le jour de sa rencontre avec un homme mystérieux, guide spirituel, maître à penser, commandeur ou "héleur" qui lui a appris comment se ramasser dans une gouttelette d'eau, comment voir le bourgeonnement d'une simple anémone, le moment de séparation d'une feuille avec son arbre, l'instant où l'ovule féconde un ovaire. Récits, narrations lyriques, fables, incantations, sourates, légendes, analyses psychologiques et philosophiques se suivent, s'imbriquent dans le même moule.

Ghitany à lui seul est un orchestre : urbaniste dans son roman Pyramides (Actes Sud, 2000), sociologue et conteur dans La Mystérieuse Affaire de l'impasse Zaafarâni (Actes Sud, 1997), qui le fit découvrir en Occident après l'Orient, conteur dans le droit fil d'un Naguib Mahfouz considéré comme son père spirituel. Il est mystique dans cet ouvrage dense de 850 pages d'une écriture torrentielle. Parti à la recherche du périple terrestre d'un géniteur négligé de son vivant, Ghitany le retrouve dans les "illuminations" auxquelles l'initie son "héleur". Son regard revient à sa naissance dans une maison modeste du Saïd égyptien jusqu'à sa disparition, son passage sur Terre décrit avec la minutie d'un arpenteur de cadastre.

Progressant de jour en jour, l'initié arrive à voir plus loin ; "ses flashes" le ramènent à des époques révolues, à des penseurs, des prophètes, des poètes qui ont marqué l'imaginaire arabe. Et puis, il y a ces retours incessants à l'image du père, toujours associée à celle de l'ancien président égyptien Gamal Abdel Nasser, que l'auteur dit n'avoir jamais rencontré de son vivant. Le grand leader arabe avec le modeste paysan. Il voit Nasser dans une rue du Caire. Il est seul, sans garde ni photographe ; les passants le frôlent sans le voir. Que d'événements se sont succédé depuis sa disparition ! Interceptant le narrateur, il lui demande la cause de tous les changements, ce drapeau israélien à côté de l'égyptien.

Les illuminations se multipliant, Ghitany en fait un objet de méditation par rapport à sa vie terrestre : "Pourra-t-il dorénavant voyager plus haut que les autres sans tenir compte des facteurs, lieu et temps, voir les choses à la fois de l'intérieur et de l'extérieur ?" Et il répond : "Je ne lis pas dans l'invisible, mais dans un invisible qui vient vers moi, se dévoile à moi, sans toutefois pouvoir affirmer si ces visions viennent du passé, d'un présent ou même de l'avenir."

Récit riche d'un vécu qui se transforme en écriture, devenant plus vrai que la vraie vie. Les angoisses du narrateur qui se sent dissocié de lui-même prennent fin à la mort de sa vieille mère. Sa fusion ou réconciliation avec lui-même a lieu face au lit où elle gît.

La scène est d'une précision telle qu'on pourrait croire que Ghitany a vissé une caméra sur sa plume. Le lecteur occidental habitué aux deuils froids et lisses comprendra-t-il certaines manifestations aux antipodes des siennes ? Pleurs, invocations, supplications à la morte de revenir rendent-ils la mort plus supportable ? Mort acceptée avec cette soumission propre aux croyants et aux êtres simples. Mort commentée par cette simple phrase si consolatrice : "Elle a accompli sa mission."

Un Ghitany profondément religieux apparaît à travers ces pages : chaque événement relaté, qu'il soit bon ou mauvais, est considéré comme ordonné par Dieu, qui veille sur nous, nos malheurs cessant de l'être du moment qu'ils sont dus à sa seule volonté.

Romancier, journaliste, directeur des Nouvelles littéraires égyptiennes, Ghitany occupe une place singulière dans le monde littéraire contemporain. Le Livre des illuminations s'inscrit dans la continuité de son œuvre passée - de Pyramides et surtout de La Mystérieuse Affaire de l'impasse Zaafarâni, lu par des millions de lecteurs -, de ses personnages hauts en couleur, où l'entente entre les habitants d'un quartier populaire se lézarde avant de voler en éclats sous la pression de la pauvreté et des changements sociaux. "Mes compatriotes et mon pays ne laissent pas de me surprendre, écrit-il en exergue d'un chapitre. Ils triomphent lorsqu'ils sont défaits et perdent la bataille lorsqu'ils sont victorieux." Pourra-t-il écrire d'autres livres après un tel monument ?

Vénus Kourhy-Ghata

• ARTICLE PARU DANS L'EDITION DU 25.02.05
 
Emission spécial MRE
2m Radio + Yabiladi.com
Facebook